L’approche du procès en appel du cardinal Barbarin est l’occasion d’examiner de plus près les motifs par lesquels le tribunal correctionnel de Lyon s’est convaincu de le condamner, en particulier en les confrontant aux travaux parlementaires à l’origine de l’article 434-3 du code pénal dans sa rédaction d’alors, selon lequel :
« Le fait, pour quiconque ayant eu connaissance de privations, de mauvais traitements ou d’agressions ou atteintes sexuelles infligés à un mineur ou à une personne qui n’est pas en mesure de se protéger en raison de son âge, d’une maladie, d’une infirmité, d’une déficience physique ou psychique ou d’un état de grossesse, de ne pas en informer les autorités judiciaires ou administratives. »
Deux questions, en particulier, étaient débattues :
• celle du caractère utilitariste – ou non – de l‘infraction : celle-ci nécessite-t-elle, pour sa constitution, comme le texte le précise expressément pour le délit de dénonciation de crime (C. pén., art. 434-1), que la dénonciation soit utile pour prévenir ou limiter les effets de l’agression ou en empêcher le renouvellement ?
• celle de l’existence de l’obligation dans le cas où la victime est majeure lorsque le prévenu prend connaissance des faits qu’elle aurait subis mineure. La question, qui n’est pas sans lien avec la précédente, est celle du périmètre du délit : l’obligation de dénonciation vaut-elle indépendamment de l’âge et de la santé de la victime lorsque les faits ont été révélés au prévenu, ou bien cesse-t-elle avec la sortie de l’état de minorité ou de vulnérabilité ?
1. Sur le premier point, le tribunal correctionnel de Lyon a clairement tranché par la négative : il n’est nul besoin que la dénonciation puisse permettre de prévenir ou limiter les effets de l’agression ou d’en empêcher le renouvellement pour que l’obligation de dénonciation existe.
Cette interprétation est conforme à la position de la Cour de cassation (« l’article 434-3 du code pénal n’exigeant pas pour sa constitution que la dénonciation ait pu prévenir ou limiter les effets produits par les atteintes sexuelles infligées ou encore empêcher leur renouvellement, il n’appartenait pas aux magistrats de rechercher », Crim. 6 sept 2006, n° 05-87.274). Elle est fondée sur un raisonnement effectué par contraste avec l’article 434-1 qui réprime la non-dénonciation de crime. En effet, « à la différence de l’article 434-1 du code pénal, l’article 434-3 ne précise pas que les infractions qui doivent être dénoncées sont celles dont il est encore possible de prévenir ou limiter les effets ou dont les auteurs sont susceptibles de commettre de nouveaux crimes qui pourraient être empêchés » (TGI Lyon, 7 mars 2019, p. 31).
Si elle a le mérite d’une expression claire, il n’est pas interdit de s’interroger sur la cohérence de cette position et sa fidélité à la volonté du législateur. En effet, il semble que la distinction sur laquelle elle se fonde, avec l’article 434-1, soit le fruit d’un pur aléa parlementaire.
L’article 434-3 trouve en effet son origine dans l’article 62 de l’ancien code pénal. Cette disposition prévoyait tout à la fois, dans un premier alinéa, la non-dénonciation d’un crime « alors qu’il était encore possible d’en prévenir ou limiter les effets ou qu’on pouvait penser que les coupables commettraient de nouveaux crimes » et, dans un second alinéa, la non-dénonciation « dans les circonstances définies à l’alinéa précédent » de « sévices infligés à un mineur de quinze ans ».
Les deux infractions avaient alors clairement la même vocation utilitariste.
Dans le projet de loi à l’origine du nouveau code pénal, les deux infractions ont été scindées en deux articles distincts : l’article 434-1 prévoyant la non-dénonciation de crime, d’un côté, et l’article qui portait alors le numéro 434-2 (il deviendra 434-3 à l’issue du processus parlementaire) sur la non-dénonciation de mauvais traitements ou privation (auxquels seront ensuite ajoutées les agressions ou atteintes sexuelles) sur un mineur ou une personne vulnérable, de l’autre.
Le premier a continué à viser les crimes « dont il est encore possible de prévenir ou de limiter les effets, ou dont les auteurs sont susceptibles de commettre de nouveaux crimes qui pourraient être empêchés ». Pour la rédaction du second, la proposition « dans les circonstances définies à l’alinéa précédent » a été supprimée – ce qui était bien logique puisqu’il n’y avait plus d’alinéa précédent mais deux articles distincts – mais… on a omis de reprendre le contenu desdites circonstances. C’est, ainsi, à la faveur de la scission des deux incriminations, qu’a disparu la restriction de l’incrimination aux « sévices et mauvais traitements » sur mineurs « dont il est encore possible de prévenir ou limiter les effets » ou dont on puisse « penser que les coupables commettraient de nouveaux » faits.
À l’examen des travaux parlementaires, il apparaît que cette disparition ne résulte pas d’un choix délibéré, comme pourrait le laisser penser la décision du tribunal correctionnel de Lyon, mais bien d’une omission. En effet, les débats et documents parlementaires ne contiennent aucun élément révélant la conscience ou la volonté du législateur de modifier l’économie générale de cette infraction en lui retirant son caractère utilitariste. En plusieurs occasions, il est au contraire rappelé que l’article 434-2 (qui deviendra 434-3) constitue une « reprise » de l’ancien article 62, alinéa 2. Alors que les autres modifications de ces dispositions donneront toutes lieu à discussions ou explications, celle-ci n’en suscitera aucune ce qui, a contrario, démontre que le législateur n’a jamais eu l’intention de modifier l’incrimination dans le sens évoqué le tribunal lyonnais :
« la non-dénonciation de crime et la non-dénonciation de sévices à mineur de quinze ans, actuellement réprimés par l’article 62 du code pénal, et qui deviennent les articles 434-1 et 434-2 du nouveau code font l’objet d’une triple modification. En premier lieu est assimilé au non-signalement de sévices ou privations infligés à un mineur le non-signalement de sévices ou privations infligés à une personne qui n’est pas en mesure de se protéger. […] En deuxième lieu, la liste des proches de l’auteur ou du complice d’une infraction à qui la loi n’impose pas – sauf pour les crimes commis sur mineurs de quinze ans ou les sévices infligés à un mineur ou à une personne incapable de se protéger – est simplifie et actualisée. […] En troisième lieu, il est expressément précisé, ce que ne fait pas l’actuel code pénal, que les personnes tenues au secret professionnel ne sont pas obligées, sous peine de sanction, de signaler. […] » (exposé des motifs du projet de loi n° 2083 enregistré le 5 juin 1991)
« L’actuel article 62, alinéa 2, punit celui qui, ayant connaissance de sévices ou de privation infligés à un mineur de quinze ans, n’en aura pas averti les autorités administratives ou judiciaires. Sont exceptés de cette obligation les parents ou alliés jusqu’au quatrième degré. […] Le nouveau code pénal reprend cette incrimination dans un article distinct, l’article 434-2, et y apporte les modifications suivantes. En premier lieu, il assimile au non-signalement de sévices ou de privations infligés à un mineur le non-signalement de sévices ou de privations infligés à une personne qui n’est pas en mesure de se protéger en raison de son âge ou de son état physique ou psychique. Ensuite, il n’accorde plus aux proches de la victime le bénéfice d’une immunité comme le fait l’article 434-1 du nouveau code pénal pour l’infraction de non-dénonciation de crime. […] Enfin, en faisant référence aux cas où la loi en dispose autrement, l’article 434-2 rappelle que certaines catégories de personnes, bien que soumises au secret médical, sont néanmoins tenues de signaler les sévices à enfant. […] » (rapport n° 2244 de M. Colcombet, Ass. nat.).
« Cet article reprend l’incrimination prévue à l’actuel article 62, alinéa 2, et étend la protection particulière qu’il institue en faveur des mineurs de quinze ans aux personnes spécialement vulnérables en raison de leur âge ou de leur état de santé. La répression du défaut d’informer diffère toutefois du droit actuel sur plusieurs points. En premier lieu, la situation exonératoire du lien de parenté avec la victime disparaît : les parents en ligne directe, conjoints, frère et sœur de l’auteur ne seraient donc plus fondés à s’abstenir d’informer […] en second lieu, l’article 434-2 limite la peine maximale d’emprisonnement susceptible d’être prononcée tandis qu’il alourdit considérablement l’amende » (rapport n° 274 de M. Masson, sénateur)
On le voit, il n’est manifestement jamais passé par l’intention du législateur de modifier le sens profond de l’incrimination précédemment définie par l’article 62, alinéa 2, pour en évacuer le caractère utilitariste.
Au-delà de sa fonction, c’est le sens même de l’article 434-3 que la décision lyonnaise interroge, jugeant que l’obligation s’appliquerait également à des faits qui, étant prescrits, ont perdu leur caractère délictueux (Crim. 27 oct. 1993, n° 92-85.775, Bull. crim. n° 301).
Paradoxalement, le tribunal semble justifier cela en rappelant que, dans le code pénal, l’article 434-3 ne figure pas parmi les atteintes aux personnes mais « dans le livre IV du code pénal consacré aux crimes et délits contre la nation, l’État et la paix publique, au niveau du titre troisième consacré aux atteintes à l’autorité de l’État [et] plus précisément au chapitre IV portant sur les atteintes à l’action de la justice » (TGI Lyon, 7 mars 2019, p. 31). En effet, si l’infraction prévue par l’article 434-3 est une « atteinte à l’action de la justice », on voit – précisément – mal en quoi elle pourrait être constituée alors que le comportement dont le prévenu a acquis la connaissance n’est plus susceptible de ladite « action » en raison de la prescription. Tel était le raisonnement du professeur Mayaud, selon lequel :
« L’objet de la protection du législateur, révélé par les intitulés de la division du code pénal dont sont issus les articles 434-1 et 434-3 est l’action de la justice, plus précisément la saisine de la justice, afin d’éviter les entraves qui auraient pour conséquence de la priver d’informations indispensables à son exercice. Telle est la ratio legis [de ces] incriminations. Il faut en déduire que l’obligation de dénoncer n’existe plus lorsque la prescription est acquise sur les faits soumis à dénonciation faute, alors, pour l’autorité judiciaire, de pouvoir engager la moindre poursuite relative à ces faits » (D. 2001. 3455, obs. Y. Mayaud ).
En réalité, à travers l’action de la justice, il semble que le tribunal ait entendu évoquer celle de la police : si la dénonciation ne permettait plus de poursuites au titre du fait dénoncé, elle aurait pu permettre d’investiguer et, le cas échéant, de mettre à jour l’existence d’autres victimes. Reste que, ce faisant, il donne à l’infraction un sens qui la déconnecte du sort de la victime des faits dont le prévenu a été informé, voire de ces faits eux-mêmes. L’infraction n’est plus conçue comme une infraction de protection, qui fait de chacun le défenseur d’une victime déterminée, mais comme une infraction de poursuite, qui érige chacun en auxiliaire du ministère public contre un auteur potentiel : autrement dit encore, ce qui compte, dans la dénonciation, c’est moins qu’elle permette de protéger la victime des faits dont le prévenu a eu connaissance ou même de lui rendre justice, qu’elle ouvre la possibilité d’enquêter sur l’auteur.
Au-delà de son caractère extensif, il apparaît que le fondement de ce raisonnement est – à nouveau – fragilisé par l’examen des travaux parlementaires. En effet, il semble que la place de cet article, telle qu’elle est décrite par le tribunal correctionnel de Lyon, résulte, elle aussi, davantage de l’aléa législatif que d’une volonté exprès du législateur. En témoigne le rapport déposé à l’Assemblée nationale lors de la première lecture de ce texte, qui inclut cette interrogation :
« Peut-être aurait-il été préférable d’intégrer cette incrimination dans le livre II, dans le chapitre III sur la mise en danger de la personne, après l’incrimination de l’omission de porter secours, ou dans le chapitre VII relatif aux atteintes aux mineurs et à la famille ? » (rapport n° 2244, 26 sept 1991, p. 183)
La volonté de placer cette infraction dans le livre II du nouveau code pénal (consacré aux atteintes aux personnes) en lieu et place du livre IV est ensuite confirmée lors des débats du 8 octobre 1991 à l’Assemblée nationale et elle recueille l’approbation du ministre de la justice qui soutient le texte pour le gouvernement :
« M. François Colcombet, rapporteur : Ne serait-il pas opportun, Monsieur le Ministre, de faire passer cette incrimination dans le livre II ? Cela pourra être fait au moment de la nouvelle lecture de ce texte.
Monsieur le ministre délégué à la justice : Vous avez tout à fait raison » (JOAN, 8 oct. 1991, p. 4303)
Ainsi donc, tout le monde est d’accord pour que cette infraction soit déplacée afin de figurer non parmi les « crimes et délits contre la nation, l’État et la paix publique » mais parmi les « crimes et délits contre les personnes ». Hélas, « au moment de la nouvelle lecture de ce texte », ce déplacement sera omis. On le voit, ici encore, c’est sur une omission qu’est fondé le jugement du tribunal correctionnel, alors même que l’intention du législateur était contraire. Il est des fondements plus solides.
2. La seconde question n’est évidemment pas sans lien avec la première. En effet, dès lors que l’on admet que l’infraction a une fonction utilitariste, consistant à prévenir ou limiter les effets d’une infraction déterminée sur un mineur ou une personne vulnérable déterminée, la question du maintien de l’obligation de dénonciation à la sortie de l’état de minorité ou de vulnérabilité n’a pas de sens. C’est parce qu’il jugeait que l’article 434-3 « ne vise pas exclusivement une fonction utilitariste » que le tribunal correctionnel de Lyon a dû se pencher sur cette question. Et c’est au bénéfice d’un étrange raisonnement qu’il a conclu que la majorité ou le retour en santé de celui qui confie avoir été victime d’une agression sexuelle lorsqu’il était mineur ou malade ne changeaient rien à l’obligation, dans laquelle se trouvait le confident, de dénoncer les faits confiés, par substitution à la victime elle-même.
« Les termes employés par l’article 434-3 du code pénal permettent de comprendre que ce texte impose une obligation de dénoncer pour certains types d’infractions, la réservant précisément aux faits de maltraitance ou agressions sexuelles infligées à un mineur ou à [une personne vulnérable].
Au vu des principes d’interprétation stricte de la loi pénale, ce serait ajouter aux exigences du législateur que de considérer que l’obligation de dénoncer disparaît quand la victime n’est plus dans une situation de minorité ou de vulnérabilité afin de pouvoir s’exonérer des conséquences de l’application du texte dans le cas de faits anciens révélés tardivement alors que la victime est devenue majeure.
Les dispositions de l’article 434-3 ne font donc pas davantage de la minorité de la victime au jour de la dénonciation des agressions sexuelles sur mineurs une des conditions de caractérisation de l’infraction » (TGI Lyon, 7 mars 2019, p. 31)
Passons sur ce dernier paragraphe qui procède à l’évidence d’une erreur de plume : en effet, personne ne peut raisonnablement soutenir que la minorité de la victime « au jour de la dénonciation » serait une condition de l’infraction. Ce serait permettre à l’auteur de décider du caractère infractionnel de son propre comportement. En revanche, il n’est ni irrationnel ni illégitime de soutenir que la minorité de la victime au jour où la personne acquiert la connaissance des faits d’agression serait une condition de caractérisation de l’infraction puisque c’est elle qui déclenche l’obligation de dénoncer : « le fait pour quiconque ayant eu connaissance… ».
L’hypothèse de l’affaire lyonnaise est celle d’un homme de 40 ans qui vient confier à un ecclésiastique des faits subis alors qu’il en avait 10.
Il serait intéressant de soumettre à des linguistes la lettre de l’article 434-3, en particulier l’usage du présent de l’indicatif dans la formule « à un mineur ou à une personne qui n’est pas en mesure de se protéger en raison de son âge, d’une maladie, d’une infirmité, d’une déficience physique ou psychique ou d’un état de grossesse ». Il ne paraît pas absurde de penser que cet usage correspond à la description d’un état de capacité actuel, au moment de la connaissance qu’en acquiert la personne visée. S’il avait voulu indiquer que l’incapacité de se protéger s’appliquait à la seule époque des faits subis, le législateur disposait de mille autres formulations, à commencer par l’usage du passé.
En toutes hypothèses, on voit mal en quoi le fait que l’obligation ne vise que « certains types d’infractions » pouvait permettre d’évacuer la question, posée au tribunal, de la confidence reçue d’une personne dont l’état visé par l’article 343-3 a pris fin. L’« argument » du tribunal paraît au contraire réversible : ce « type d’infractions » n’étant pas, de manière générale, plus lourdement sanctionnées que d’autres, ce n’est pas leur gravité qui justifie qu’elles seules aient été visées. Pourquoi donc, alors, le législateur aurait-il réduit l’infraction de non-dénonciation à ces seules infractions, sinon parce que l’état de minorité ou de vulnérabilité de la victime (celui-là même qui fait qu’elle n’est « pas en mesure de se protéger ») empêche la victime d’agir elle-même en sorte que « quiconque » doive se substituer à elle ?
Quant au principe d’interprétation stricte de la loi pénale, il n’est pas moins singulier de le voir évoqué par le tribunal pour asseoir la condamnation alors même qu’il était invoqué en défense (TGI Lyon, 7 mars 2019, p. 27 : « Selon les prévenus, les parties civiles combattaient la fonction utilitariste que leurs contradicteurs donnaient au texte au risque de rendre l’infraction imprescriptible et en dépit de la nécessité de son interprétation stricte »). Cette invocation, courante, par la défense résulte souvent d’une confusion entre le principe d’interprétation stricte de la loi pénale et une méthode d’interprétation analogique dite in favorem, qui, synthétiquement, consiste à préférer toujours l’interprétation profitable à la défense. Cette méthode est pourtant globalement réprouvée par la doctrine : si l’interprétation est possible, a fortiori lorsque « le contenu des dispositions suscite le débat » (TGI Lyon, 7 mars 2019, p. 30), elle doit être restreinte à la mise en œuvre d’une méthode téléologique (Crim. 29 sept 1992, n° 91-86.248), c’est-à-dire à la recherche de la volonté du législateur à travers… la consultation des travaux parlementaires. Nous y revoilà.
Or, pour n’être pas très fournis (il semble que cette disposition, présentée comme une reprise, ait suscité assez peu de débats), ceux-ci s’avèrent à nouveau utiles. Ils révèlent que la défense avait raison de se prévaloir du principe d’interprétation stricte.
Lors de la première lecture de l’article 434-2 (futur 434-3) au Sénat, un parlementaire s’est ainsi ému de la modification ayant abouti à l’ajout, parmi les motifs de vulnérabilité, de l’état de grossesse. En effet, le projet d’origine visait, outre les mineurs, les personnes qui se trouvent dans l’impossibilité de se protéger en raison de son âge « ou de son état physique ou psychique ». C’est à l’occasion du processus parlementaire qu’il a été décidé de modifier ces termes par « d’une maladie, d’une infirmité, d’une déficience physique ou psychique ou d’un état de grossesse ». Cette modification, introduite « pour donner des personnes fragiles une définition conforme à celles qui ont été adoptées dans les autres livres du code pénal », a suscité l’émotion et l’amendement de M. Dreyfus-Schmidt visant à supprimer la mention de l’état de grossesse :
« la prise en compte de l’état de grossesse me paraît tout de même étonnante. Ce n’est pas parce qu’une femme est enceinte que, si elle fait l’objet de sévices ou de privations, elle ne sera pas en état de se plaindre elle-même. J’entends bien que, fréquemment, on retient l’état de grossesse comme une circonstance aggravante en cas de violence ou de délit. Mais il me semble qu’en l’espèce, une femme enceinte est capable de se plaindre elle-même sans que quiconque soit obligé de procéder à une dénonciation ! »
On le voit, cette objection était clairement sous-tendue par l’idée que l’obligation de dénonciation résultait de l’impossibilité, pour la victime, du fait de son état, de les dénoncer elle-même.
Nul doute que, s’il avait raisonné comme le tribunal lyonnais, le rapporteur aurait rétorqué que l’infraction n’avait pas à voir avec le fait que la minorité ou la vulnérabilité de la personne l’empêche de déposer plainte elle-même, mais seulement avec l’état dans lequel elle se trouvait au moment où elle a subi les faits. Il n’en fit rien, s’opposant à l’amendement à l’unique et persistant motif que « l’état de grossesse figure déjà dans les autres livres du code pénal » et concédant même que, « si l’on tient à supprimer les mots “ou d’un état de grossesse”, je préfère en revenir à la définition donnée par le texte actuel qui parle de l’état physique ou psychique, mais il y aurait alors distorsion avec les autres dispositions qui ont déjà été adoptées dans les autres livres du code pénal » (JO Sénat, séance du 23 avr. 1992).
C’est, certes, une démonstration négative, mais lorsqu’il est question d’interprétation d’un texte obscur, il est déjà rare de disposer d’une telle matière.
L’examen du rapport déposé au Sénat à l’occasion de l’examen de ce texte (v. supra) ajoute à la conviction : si le rapporteur évoque une protection particulière, ce n’est pas celle qui procède de la circonstance aggravante affectant les agressions qu’il convient de dénoncer, mais bien celle qui procède de l’article 434-2 (ultérieurement 434-3) lui-même : « Cet article reprend l’incrimination prévue à l’actuel article 62, alinéa 2, et étend la protection particulière qu’il institue en faveur des mineurs de quinze ans ».
C’est assez dire que la dénonciation apparaissait bien conçue comme un moyen de protection de celui qui ne peut y procéder lui-même du fait de son état, en sorte que son obligation cesse avec la fin de cet état.
Cette interprétation, qui fut celle du tribunal de grande instance de Caen dans l’affaire dite « Pican » (TGI Caen, 4 sept 2001, comm. Y. Mayaud, v. supra), s’est enfin trouvée confirmée par la nouvelle rédaction de l’article 434-3, telle qu’elle résulte de la loi du 3 août 2018, qui incrimine le fait de « ne pas en informer les autorités judiciaires ou administratives ou de continuer à ne pas informer ces autorités tant que ces infractions n’ont pas cessé ».
C’est parce que la minorité ou l’état de santé mettent la victime dans l’impossibilité juridique, intellectuelle et/ou matérielle d’agir seule que quiconque a le devoir d’agir pour se substituer à elle.
3. On le voit, indépendamment des interrogations qu’elles peuvent susciter au regard de la prévisibilité de la loi pénale, les réponses que le tribunal correctionnel de Lyon a apportées aux questions soulevées par la rédaction de l’article 434-3 ne sont pas exemptes de critiques.
Mais il y a pire : ces réponses pourraient bien porter en germe de graves effets pervers. Il n’est pas interdit de penser que l’extension du périmètre matériel et temporel de l’infraction risque moins d’accroître le nombre de dénonciations que de réduire celui des confidences et, en définitive, d’isoler davantage les victimes.
En effet, si, lorsqu’il vient se confier à un tiers, le majeur de quarante ans n’a pas lui-même déposé plainte, c’est, a priori, qu’il a fait le choix de ne pas le faire, pour des raisons qui lui appartiennent et dont il est seul juge. Si, du seul et simple fait de sa confidence, celui auquel il s’est confié doit aller rapporter cette confidence à un policier et enclencher une procédure à sa place, ce sera donc, a priori, contre son gré. De fait, avec pareille jurisprudence, celui qui voudrait se confier simplement « pour en parler », sans enclencher de procédure, ne le peut plus et celui qui, par état ou fonction, est conduit à recevoir ce type de confidence ne voudra plus les recevoir pour ne pas avoir à trahir la confiance de celui qui se confierait à lui. On le voit, en fait de « libération » de la parole, pareille interprétation pourrait bien aboutir à empêcher durablement la parole.
Une société a besoin d’espaces de confiance, de confidence libre – sans que cette confidence ait de conséquence automatique ou obligatoire –, de secrets non trahis. La transparence, au contraire, peut s’avérer gravement antisociale.