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Le droit en débats

Report de la prescription de l’action publique pour dissimulation d’assassinats

Deux décisions contraires, une seule conclusion : l’urgence d’un choix législatif.

Par Jean Danet le 26 Mai 2014

La décision de la cour d’appel de Paris (5e chambre de l’instruction) du 19 mai 2014 rendue dans une affaire L… démontre l’urgente nécessité d’une intervention législative en matière de prescription de l’action publique. Elle n’est pas la première. Juristes, justiciables, citoyens ont toutes raisons d’espérer que cette fois la raison l’emporte. Il n’est plus possible de demeurer dans la situation de crise ouverte où nous sommes sur le point précis soulevé par cette affaire.

Le 24 juillet 2010, une enquête est ouverte à la suite de la découverte du cadavre d’un nourrisson enterré dans un jardin. En 2013, aux termes d’une instruction et après de nombreuses expertises de toute nature, DL a été mise en accusation des chefs d’assassinat sur huit de ses enfants nouveau-nés. Le contexte social, médical, affectif de l’affaire est celui d’une misère absolue, sur fond de relation incestueuse. Selon les éléments recueillis durant l’instruction, notamment des expertises toxicologiques, ces assassinats étaient vraisemblablement survenus pour sept d’entre eux avant mai 2000 et pour le dernier entre juin 2000 et mi-octobre 2000. Contre l’avis de l’avocat général, et s’en tenant à sa jurisprudence en matière de meurtre et d’assassinat, la décision de mise en accusation avait été cassée et annulée par arrêt du 16 octobre 2013 de la chambre criminelle rendu en formation plénière (Crim. 16 oct. 2013 n° 13-85.232, D. 2013. 2673 , note Y. Mayaud ; AJ pénal 2014. 30 , note J. Pradel ; RSC 2013. 803, chron. Y. Mayaud ; ibid. 933, obs. X. Salvat ). Elle écartait le motif tiré d’un obstacle insurmontable aux poursuites que la cour d’appel de Douai avait pourtant repris en s’inspirant d’une décision de la chambre criminelle rendue le 20 juillet 2011 en formation de section (n° 11-83.086).

La cour de Paris, juridiction de renvoi, refuse de s’incliner devant la solution de la Cour de cassation.

Sa motivation peut s’analyser en deux temps. Elle juge d’abord que l’imprécision dans la datation du jour des crimes empêcherait de répondre à la question de la prescription, en particulier pour le dernier d’entre eux, le premier acte interruptif étant du 24 juillet 2010. Dès lors et faisant référence à une jurisprudence de la chambre criminelle qu’elle ne cite pas, la cour estime que le point de départ de la prescription devrait être reporté à la date à laquelle le ministère public avait eu connaissance de la découverte d’un cadavre. Cette argumentation tirée de l’imprécision dans la datation de l’assassinat ne peut sérieusement valoir que pour le dernier.

Le second argument vaut lui pour les huit assassinats. Ils ont été dissimulés par la personne mise en examen jusqu’à l’enquête et les aveux qu’elle a passés. Si l’infraction d’assassinat n’est pas clandestine par nature, la cour d’appel estime que la dissimulation de tels crimes doit conduire au report du point de départ de la prescription au jour où cet obstacle insurmontable à l’exercice des poursuites a disparu, reprenant ainsi la formulation de la cour d’appel de Douai.

L’arrêt est presqu’aussi longuement motivé que l’exposé des motifs d’un projet de loi qui tendrait à légiférer en ce sens pour l’ensemble des infractions dissimulées. Les arguments invoqués y font penser quand la cour fait référence au rapport sénatorial du 20 juin 2007 qui préconisait d’étendre le principe dégagé par la chambre criminelle en matière de prescription pour les infractions dissimulées à caractère économique et financier.

Il reprend quelques considérations sur les « changements sociétaux profond et rapides d’ordre moral et philosophiques » ; il expose en quoi les thématiques de l’oubli et de la préservation de la paix publique fondent bien moins qu’autrefois la prescription ; il rappelle les évolutions récentes de la loi en matière de prescriptions des infractions commises sur des mineurs ; il souligne que les progrès de la science privent la prescription d’un de ses fondements les plus classiques : le risque de dépérissement des preuves. Il invoque enfin l’impérieuse nécessité d’assurer la norme de l’acceptation du plus grand nombre et pour cela d’écarter « de facto toute impunité catégorielle, en particulier celle du serviteur du crime parfait ».

Ces arguments présentés de façon synthétique sont parfaitement recevables et sérieux . Pour autant les adversaires de la solution retenue par la cour d’appel peuvent aussi faire valoir des arguments qui méritent l’attention. Notamment la nécessité d’une norme plus simple, plus claire que la technique du report peut faire préférer que soit allongé à vingt ans le délai de prescription en matière de crime comme en Allemagne. Ces reports peuvent conduire à devoir juger des faits très anciens ce qui rend difficile l’appréciation de la peine juste et utile.

L’affaire en cause peut faire douter du bien fondé d’un simple allongement du délai de prescription quand l’existence de ces assassinats n’est découverte qu’au hasard d’une transaction immobilière et de travaux dans un jardin qui auraient pu tout aussi bien survenir dix-neuf ans que vingt-et-un ans après les assassinats. La difficulté d’appréciation de la peine juste – bien réelle – ne peut pas justifier que par la prescription on renonce à déclarer coupable celui ou celle qui a dissimulé l’existence même de ses crimes durant toutes ces années, quel que soit le contexte de cette dissimulation et même si comme dans l’affaire en cause le contexte de cette dissimulation relève autant d’un désarroi que d’une volonté de fuir la justice.

Ce débat est en tout cas au cœur de la relation de la Justice au temps. Il doit être mené jusqu’au bout. Et la motivation de la cour d’appel le démontre bien. Mais c’est précisément ce qui peut faire douter du bien fondé de la méthode proposée par l’arrêt. La cour d’appel par sa résistance paraît exhorter la Cour de cassation à franchir le pas et à faire évoluer notre droit. Et il est certain qu’elle pourrait le faire en invoquant le principe général qui veut qu’on ne prescrit pas contre celui qui ne peut agir.

Mais la gravité et la profondeur de l’enjeu telles que la cour d’appel elle-même l’explicite peuvent justifier la solution de la Cour de cassation. Celle-ci peut considérer que la responsabilité d’ériger en principe général le report du point de départ de la prescription en matière d’infractions dissimulées ressort de la loi plus que de l’office du juge. Est-il, en termes d’opportunité, dans un domaine aussi sensible que les atteintes aux personnes, de la responsabilité du juge d’adapter les règles de la prescription aux évolutions de la criminalité, de la société, de la science ? N’est-ce pas plutôt une décision de politique criminelle qui relève de la responsabilité du législateur ?

La solution de la chambre criminelle a pu choquer. Mais elle peut aussi se lire comme une manière d’exhorter le législateur à prendre ses responsabilités. La cour de renvoi lui résiste mais par une motivation qui s’appuie sur des travaux parlementaires appelant à une réforme et qui démontre l’intérêt d’une solution législative. Deux décisions contraires nous mènent à une seule conclusion. Sept ans après un rapport parlementaire de qualité qui a d’ailleurs été à l’origine d’une réforme – imparfaite certes – de la prescription en matière civile, le temps de réformer la prescription de l’action publique est venu. Faute de quoi nous demeurerons dans un déni législatif.

Qu’on nous comprenne bien : nous n’appelons pas à légiférer sous le coup de l’émotion suscitée par cette affaire horrible. Ce n’est pas ici un risque parce que ce n’est pas cette affaire qui suscite, déclenche, provoque le besoin de changer la loi. Avec si tel était le cas le danger que l’émotion égare la raison. La situation n’est pas celle-là. Le débat qui faillit se poser dans un contexte médiatique éruptif, un contexte de crise avec l’affaire Emile Louis a été mené depuis et à froid. Le travail de raison a été fait. De nombreuses voix ont fait entendre sur cette question leurs arguments. Le législateur a les moyens de soupeser leur valeur respective.

La présente affaire, quelle que soit son issue, nous rappelle seulement l’urgence qu’il y a à ce que le législateur décide, tranche entre les positions en présence. Il y va de la relation de la loi au temps. Dans notre système juridique, si le sentiment prévaut que la loi n’est plus adaptée, qu’elle doit être revue, alors, la Justice ne peut pas par l’application d’une loi fragilisée ou contournée par la volonté des seuls juges concourir à restaurer la paix publique. Et elle manque alors du fait de l’inertie législative l’objet essentiel de son office.