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Le droit en débats

Le jour sans fin de l’état d’urgence

Selon des informations du Monde du 7 juin, avant de mettre fin en novembre 2017 à l’état d’urgence proclamé le 14 novembre 2015, le gouvernement entend faire adopter un projet de loi « renforçant la lutte contre le terrorisme et la sécurité intérieure ». Franchissant un pas qui n’avait pas encore été franchi par les gouvernements précédents, le gouvernement Philippe entend inscrire dans le droit commun la plupart des mesures d’exception de l’état d’urgence. Les autorités administratives pourront désormais en permanence ordonner, sans autorisation préalable du juge judiciaire, assignations et perquisitions administratives. Seraient aussi étendues les possibilités pour les pouvoirs publics de fermer les lieux de culte, de créer des zones de protection et de sécurité.

Avec le projet du gouvernement Philippe d’intégrer dans le code de la sécurité intérieure, avant la sortie de l’état d’urgence prévue le 1er novembre 2017, les mesures phares et les plus liberticides de la loi du 3 avril 1955, on peut craindre que les personnes concernées par ces mesures entrent durablement dans une boucle temporelle qu’on trouve dans de nombreux films de science-fiction tels qu’Un jour sans fin ou encore Un jour sans lendemain (Edge of Tomorrow). Plus largement, on assiste à une installation durable de la logique de l’état d’urgence dans la légalité ordinaire1, renforçant le mouvement d’exceptionnalisation du droit de la lutte contre le terrorisme mais aussi d’administrativisation de celui-ci qu’on constate depuis une dizaine d’années2.

Cette inscription dans le droit commun des mesures de l’état d’urgence était – malheureusement – prévisible et annoncée par tous les spécialistes des états d’exception dès le début de l’actuel état d’urgence. Il suffit de relire des entretiens donnés dès la fin de l’année 2015 par des collègues comme François Saint-Bonnet ou Olivier Beaud pour s’en rendre compte.

Nous avons aussi dénoncé dans plusieurs tribunes publiées dans Le Monde ou Libération, avec des personnalités comme Christine Lazerges, Thomas Piketty, Danièle Lochak ou encore Mireille Delmas-Marty, le risque d’accoutumance des pouvoirs publics à l’état d’urgence.

Les faits nous donnent rétrospectivement raison. Cela était tellement prévisible que nous nous sommes amusé.e.s, début juin, avec notre collègue du CREDOF Véronique Champeil-Desplats, à rédiger un vrai-faux avis du Conseil d’État sur la future loi de prolongation de l’état d’urgence qui doit être adoptée d’ici le 15 juillet 2017. À la fin de ce pastiche, nous évoquions, dans un pied de nez final, l’inscription dans le droit commun de presque toutes les mesures de l’état d’urgence : l’état d’urgence, indéfiniment.

Effet d’accoutumance ? De l’exception à la banalisation, à la normalisation…

On constate que l’état d’urgence a été un laboratoire qui a permis aux autorités publiques de tester nombre de mesures de police administrative restrictives de libertés et ce, bien au-delà de la menace liée au terrorisme : assignations de militants pendant la COP 21, interdictions individuelles de manifestation, emblématiquement pendant la loi El Khomri ou à Nantes autour des mobilisations contre Notre-Dame-des-Landes mais aussi, comme l’a démontré un récent rapport d’Amnesty international3, plus généralement sur la période (d’où la QPC contre les interdictions de séjour)4. Sur tous ces sujets comme sur d’autres, l’administration s’est habituée aux pouvoirs exorbitants que lui confère l’état d’urgence et elle ne veut plus s’en passer – même s’il n’a jamais été démontré qu’ils aient eu une réelle efficacité contre le terrorisme. Même, les différents rapports d’évaluation soulignent plutôt qu’en matière de terrorisme, la montagne accouche d’une souris ; on lit ainsi dans le rapport Pietransanta de 2016 : « Force est de constater que les mesures prises pendant l’état d’urgence n’ont pas été évoquées par les spécialistes de la lutte contre le terrorisme comme jouant un rôle particulier dans celle-ci ». De même pour Jean-Frédéric Poisson, rapporteur de la commission parlementaire sur le contrôle de l’état d’urgence, qui a déclaré le 30 mars 2017 que : « L’état d’urgence ne sert plus à rien […] le gouvernement a renouvelé l’état d’urgence par manque de courage, pour rassurer l’opinion ».

Et si l’on adopte une perspective de droit des libertés, ce n’est plus la montagne qui accouche de la souris, c’est l’enclume pour planter une punaise. À qui fera-t-on croire, en effet, qu’il est nécessaire pour la sécurité des Français de maintenir une soixantaine de personnes supposées dangereuses sous assignation à résidence, de pouvoir interdire de séjour ou de manifester quelques centaines de personnes cherchant à « entraver l’action des pouvoirs publics », ou encore de pouvoir perquisitionner n’importe qui sans autorisation d’un juge ?

La solution trouvée par Emmanuel Macron pour sortir de ce guêpier apparaît aujourd’hui au grand jour : si on ne peut quitter l’état d’urgence pour cause d’accoutumance, il convient alors de l’intégrer – de le normaliser – en rendant permanentes les mesures dont il est fait.

Mais il faut alors analyser le projet gouvernemental pour ce qu’il est : non pas un énième texte composant un arsenal pénal anti terroriste, non pas une innovation législative qui pense à nouveaux frais les fondements, les outils et les objectifs de sécurité publique et nationale dans le nouveau contexte qui s’est ouvert à compter des attentats de janvier 2015 – mais bien plutôt une loi éminemment restrictive des libertés qui s’inscrit toute entière dans le champ, préventif et soustrait au contrôle du juge judiciaire, de la police administrative5.

Une reprise des mesures phares de la loi de 1955 mâtinée de droit des étrangers

Ce sont en effet les mesures phares de l’état d’urgence qui sont reprises ici, la technique légistique se résumant bien souvent, en fait, à la technique informatique du copié-collé. Ceux-ci empruntent aux dispositions de la loi du 3 avril 1955, dans sa version modifiée à plusieurs reprises depuis le début de l’état d’urgence actuel, mâtinées d’un certain nombre d’exigences du Conseil constitutionnel posées à l’occasion des 6 décisions QPC – et même désormais 7 – rendues à propos de cette loi mais aussi de mécanismes contentieux directement inspirés du contentieux des étrangers (figurant dans le CESEDA) ou encore de récentes décisions du Conseil d’État.

On pense en particulier aux quatre mesures phares du projet de loi révélé par Le Monde : la création de périmètres de protection, la fermeture de lieux de culte, la possibilité d’assignation à résidence, y compris sous surveillance électronique, et la possibilité de perquisitions administratives. Contrairement aux mesures équivalentes de l’état d’urgence, elles ne sont plus motivées en rapport au péril imminent ayant justifié son déclenchement mais de manière plus ciblée au risque terroriste.

Pour le reste, le régime juridique n’est guère différent. Afin d’assurer la sécurité d’un lieu ou d’un événement particulier soumis à une menace d’actes terroristes (c’est-à-dire actuellement à peu près tout endroit ou lieu fréquenté par la population), comme une manifestation, un concert, un événement sportif, une braderie, etc., un périmètre de protection peut être créé. Au sein de cette zone, non seulement la circulation des personnes peut être réglementée mais surtout les officiers de police judiciaire, agents de police judiciaire, placés sous leur contrôle, mais aussi, sur accord du maire, les simples policiers municipaux peuvent effectuer des inspections visuelles et fouilles des sacs et même des palpations de sécurité (!), jusque là limitées à des cas très précis, ainsi, avec le consentement de son propriétaire, que la visite des véhicules.

On retrouve ici l’économie de l’article 8-1 de la loi de 1955 qui, depuis la loi du 21 juillet 2016, permet aux préfets, par arrêté renouvelable toutes les 24 heures, de permettre dans un périmètre donné aux forces de l’ordre d’effectuer des contrôles généralisés et discrétionnaires (c’est-à-dire potentiellement discriminatoires). Plusieurs milliers de contrôles d’identité ont eu lieu, dans différents départements, depuis l’entrée en vigueur de cette mesure. Mais, depuis l’attentat de Saint-Pétersbourg, à la demande du gouvernement Cazeneuve, le préfet de police de Paris prend quotidiennement un tel arrêté. Ainsi, par exemple, le 8 juin, il était possible aux forces de police d’effectuer sur Paris de tels contrôles indifférenciés de 5h à 1h du matin à la fois dans des zones touristiques internationales, dans certains quartiers administratifs, mais aussi aux abords de Roland-Garos, dans les 500 mètres de toutes les salles de spectacle parisiennes de plus de 1 000 places ou encore dans les lieux d’intense activité nocturne. Autrement dit, dans une large partie de Paris…

S’agissant de la fermeture des lieux de culte (CSI art. L. 227-1) on retrouve ici une reprise de dispositions de l’article 8 de la loi de 1955, dans sa version issue de la même loi du 21 juillet 2016. De manière plus ciblée et en intégrant la jurisprudence du Conseil d’État, les préfets pourront faire fermer pour une durée de six mois et après un contradictoire préalable de tels lieux si sont tenus en leur sein des propos ou diffusées des idées ou théories provoquant à la discrimination, à la haine, à la violence, à la commission d’actes de terrorisme ou font l’apologie de tels agissements ou de tels actes6. Le CESEDA connaissait déjà une disposition assez proche permettant l’expulsion en urgence absolue d’étrangers, à la suite de l’affaire de l’iman Bouziane. De manière assez novatrice, le projet de loi emprunte aussi au CESEDA (contentieux de l’OQTF ou de l’asile à la frontière) le recours suspensif de plein droit dans les 48 heures avant l’exécution de la mesure. À notre connaissance, c’est la première fois qu’un tel recours suspensif est consacré en dehors du droit des étrangers.

S’agissant des assignations à résidence, appelées dans le projet mesures de surveillance (CSI art. L. 228-1), le projet reprend également dans ses grandes lignes l’article 6 de la loi de 1955 qui, depuis le début de l’état d’urgence de 2015, a connu de nombreuses évolutions, notamment à la suite des décisions du Conseil constitutionnel, en particulier celle du 16 mars 2017, mais aussi des récentes décisions du Conseil d’État sur les assignations de plus d’un an. Mais la source d’inspiration est non seulement le régime de la surveillance de sûreté de la loi de 2008 (qui a très peu été mise en œuvre) et des assignations à résidence des « terroristes » étrangers sous le coup d’une mesure d’expulsion (voir en particulier le cas de Kamel Daoudi), en particulier l’assignation sous surveillance électronique. Le niveau de dangerosité pour que le ministre de l’intérieur, après information du procureur, puisse prononcer une telle assignation est toutefois relevé. Il vise en réalité la soixantaine d’individus « radicalisés » qui restent, après dix-huit mois d’état d’urgence, sous le coup d’un arrêté d’assignation. Il doit en effet exister des « raisons sérieuses de penser », soit que le comportement de cette personne constitue une menace « d’une particulière gravité » pour l’ordre et la sécurité publics, soit qu’elle entre en relation de manière habituelle avec des personnes ou organisations incitant, facilitant ou participant à des actes de terrorisme – ce qui du reste est susceptible de relever de l’association de malfaiteurs en vue d’une entreprise terroriste – ou qui soutient ou adhère à des thèses incitant à la commission d’actes de terrorisme ou faisant l’apologie de tels actes. On retrouve une exigence du Conseil d’État dans ses décisions du 25 avril 2007 lorsqu’il a validé des assignations « longue durée » car il apparaissait que les intéressés n’ont « manifesté aucune volonté de rompre [leurs] liens avec l’islamisme radical » (consid. 9).

Concrètement, la personne visée par cette mesure pourra être assignée dans un périmètre qui ne peut être inférieur à celui de la commune et en prenant en compte l’incidence sur sa vie familiale et professionnelle. Elle devra pointer au commissariat ou à la gendarmerie désignée dans la limite d’une fois par jour (contre jusqu’à trois dans le cadre de l’état d’urgence), en précisant si cela concerne aussi les dimanches et jours fériés ou chômés. Il n’est pas précisé si le commissariat ou la gendarmerie sera nécessairement celui du domicile de l’intéressé alors même que cela est essentiel si on veut que l’obligation de pointage puisse être effectivement respectée.

L’assignation est prononcée pour trois mois et renouvelable sur la base « d’éléments nouveaux ou complémentaires », comme pour les assignations de plus d’un an depuis la loi du 19 décembre 2016. Dans ses décisions du 25 avril 2017, le niveau d’exigence du Conseil d’État n’a pas été très élevé s’agissant de ces éléments puisqu’il a admis de manière critiquable que « de tels faits peuvent résulter d’agissements de la personne concernée, de procédures judiciaires et même, si elles sont fondées sur des éléments nouveaux ou complémentaires par rapport à ceux qui ont justifié la première mesure d’assignation, de décisions administratives. Le juge administratif contrôle enfin que l’administration a pris en compte la durée totale de l’assignation et l’ensemble des contraintes qui s’y attachent ». En outre, ces éléments peuvent être, curieusement, « en partie nouveaux » (consid. 10). Dans ces affaires, on a constaté qu’une simple actualisation d’une note blanche par les services de renseignement, une sortie de détention ou même une simple nouvelle mesure édictée par l’administration elle-même (comme le gel des avoirs) suffisait à remplir cette condition.

La loi prévoit aussi d’instaurer un mécanisme d’assignation sous surveillance électronique (CSI art. L. 228-3). Il existait déjà à l’article 6 de la loi de 1955 depuis la loi du 20 novembre 2015 mais elle n’a jamais été mise en œuvre pour des raisons techniques et faute de volontaires. Le mécanisme se veut incitatif puisque l’assignation électronique concernerait le département (et non le seul territoire d’une commune) et avec l’accord écrit de l’intéressé. Mais il est aussi contraignant car non seulement l’intéressé doit déclarer tous ses identifiants de communications électroniques (!), mais il peut aussi être obligé de ne pas se trouver en relation directe ou indirecte avec certaines personnes, nommément désignées. Là aussi, l’esprit est d’amener l’individu « radicalisé » à rompre avec ses relations et ses réseaux radicaux. Ce dispositif est en réalité un décalque du régime d’assignation à résidence de « terroristes » étrangers en instance d’expulsion de l’article L. 563-1 du CESEDA. Il n’est toutefois pas certain que toutes les exigences du Conseil constitutionnel dans sa jurisprudence de 2005 sur le bracelet électronique aient bien été intégrées.

Plus largement, le ministre peut aussi obliger l’intéressé, après en avoir avisé le procureur, à déclarer ses changements de domicile et de signaler ses déplacements en dehors du périmètre. La décision est prise pour six mois par décision motivée et après l’organisation d’un contradictoire préalable. Elle est renouvelable, là aussi, sur les bases d’éléments nouveaux ou complémentaires.

Le régime de recours est inspiré du contentieux des OQTF avec délai de départ volontaire : recours spécifique devant le tribunal administratif dans un délai d’un mois suivant la notification de la décision ou de son renouvellement visant à l’annulation de la décision. Le tribunal administratif doit statuer dans le délai de deux mois de sa saisine. Il est toujours possible à l’individu, en cas d’urgence particulière, d’utiliser également la voie du référé-liberté et suspension.

Le non-respect de ces mesures administratives est sévèrement puni de trois ans de prison et 45 000 € d’amende. Comme dans l’état d’urgence, il s’agit là d’un rouage essentiel car, à la moindre incartade de l’intéressé par rapport à ses obligations, il est déféré en comparution immédiate au tribunal correctionnel et la plupart du temps condamné – suivant le modèle des ASBO (anti-social behaviour order) britannique.

S’agissant des perquisitions administratives (CSI art. L. 229-1), le projet de loi prévoit la mise en œuvre d’un régime bâtard. Probablement pour échapper aux fourches caudines du contrôle de constitutionnalité et de conventionnalité, de manière pour le moins étrange, la décision est prise par le préfet de département après « autorisation » du procureur de la République de Paris. On comprend bien le tour de passe-passe consistant à faire accroire que cette restriction de liberté serait confiée à la garde de l’autorité judiciaire – à savoir le procureur (Constit., art. 64). Sauf qu’ici, le procureur n’est qu’un préfet judiciaire – qui n’est pas reconnu par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) comme une autorité judiciaire indépendante – adoptant, avec l’autorité préfectorale et sur son initiative, un acte de police… administrative soumise au contrôle du juge administratif. Assurément, ce curieux attelage et cette inféodation du parquet de Paris au préfet de département ne sont pas satisfaisants et ont d’ores et déjà provoqué une levée de boucliers des syndicats de magistrats et, vraisemblablement, de la Chancellerie elle-même.

La perquisition concerne tout lieu, y compris le domicile, sauf les locaux des magistrats, avocats, journalistes et parlementaires (les universitaires ont encore été omis), lorsqu’il existe des raisons sérieuses de penser que ce lieu est « fréquenté » par une personne dont le comportement constitue une « menace particulière » pour l’ordre et la sécurité publics et qui, comme pour les assignations, entre en contact avec des réseaux ou milieux terroristes ou radicalisés. La perquisition a normalement lieu entre 6h et 21h, sauf circonstances particulières justifiant une perquisition de nuit.

L’objectif principal de ces mesures n’est pas uniquement de perquisitionner les lieux physiques mais aussi et surtout de pouvoir saisir des appareils électroniques. Le projet de loi reprend en effet à son compte le régime d’autorisation d’exploitation des données à caractère personnel par le juge administratif des référés qui existe à l’article 11 de la loi de 1955 depuis la loi du 21 juillet 2016 à la suite de la censure par le Conseil constitutionnel dans la décision n° 2016-536 QPC du 19 février 2016. Dans la pratique, selon notre recensement, l’autorisation est, dans la quasi-totalité des dossiers, accordée par le juge administratif.

Le projet prévoit aussi de reprendre à l’article L. 229-3 du code de la sécurité intérieure le régime de retenue pendant quatre heures qui figurait aussi à l’article 11 de la loi de 1955. Toutefois, dans le cadre de cette nouvelle disposition, ne pourrait être retenue que la personne à l’égard de laquelle la perquisition a été autorisée, et non toute personne présente sur les lieux, et seulement si elle est susceptible de fournir des renseignements sur les objets, documents et données saisis.

Le texte ne précise pas les voies de recours contre les perquisitions administratives. Mais, dans la mesure où aucun recours spécifique n’est aménagé et qu’il n’existe aucun recours préalable permettant de l’empêcher, les recours utilisés seront, comme dans le cadre de l’état d’urgence, le recours pour excès de pouvoir et, surtout, la requête indemnitaire, suivant le régime de responsabilité de l’avis du 6 juillet 2016. Le Conseil constitutionnel a estimé que ces recours étaient suffisamment effectifs pour compenser l’absence d’intervention préalable par une autorité judiciaire indépendante afin d’assurer le respect de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen – position qui nous paraît critiquable au regard de la CEDH. Mais ce risque d’inconventionnalité justifie sûrement que le texte a prévu le système d’autorisation préalable par le procureur de la République de Paris.

Et de telles entorses à la séparation des pouvoirs sont envisagées non pas parce que le juge judiciaire se serait montré inefficace dans la lutte contre le terrorisme mais uniquement parce qu’on estime qu’il faut alléger les contraintes procédurales sur les policiers et qu’il vaut donc mieux une perquisition décidée dans le bureau du préfet sur la base d’une note blanche que de constituer un vrai dossier soumis à un juge, un peu plus sourcilleux sur la solidité du dossier.

Enfin, on peut relever rapidement que le texte prévoit de légaliser la surveillance hertzienne, censurée par le Conseil constitutionnel en octobre 2016, avec quelques aménagements et une compétence reconnue aux militaires, l’utilisation du fichier PNR avec la création d’un traitement automatisé de transport des personnes et de transport maritime, la réforme du régime des contrôles frontaliers de l’article 78-2 du code de procédure pénale, adopté à la suite de l’arrêt de la CJUE de 2010, Melki et Abdelli (6 heures au lieu 12 heures). Il s’agit aussi d’intégrer des modifications liées à l’entrée en vigueur du règlement 2016/399 du 9 mars 20167. Il procède aussi à certaines adaptations outre-mer.

Au bilan, le projet de loi reprend le cœur des mesures permises par la loi relative à l’état d’urgence, mais encore, ce faisant, il ancre durablement dans le droit commun un régime qui ne s’était introduit dans notre droit que parce qu’il avait été promis et présenté comme dérogatoire et temporaire. Massivement dérogatoire au droit commun, le régime de l’état d’urgence l’est sans aucun doute, par définition et par aggravation. Il l’est par définition car c’est le sens même du régime d’exception : face à une situation de « péril imminent », la raison d’être du régime de l’état d’urgence, c’est de permettre la riposte ou la réaction rapide, efficace et par surprise, du pouvoir. Il l’est aussi par aggravation car il faut bien prendre la mesure de ce que le régime de l’urgence sous lequel nous vivons depuis le 14 novembre 2015, et du fait des modifications substantielles dont il a fait l’objet au gré des cinq lois de prorogation, est bien plus rigoureux que celui qui avait été imaginé au temps de la guerre d’Algérie. Le régime de l’assignation à résidence, par exemple, est bien plus contraignant en ce qu’il peut viser toute personne « dont on a des raisons sérieuses de penser » qu’elle représente une menace (et non plus « les personnes dont l’activité s’avère dangereuse »), être accompagné de toutes sortes de mesures complémentaires (obligations de pointage au commissariat, port du bracelet électronique, interdiction d’entrer en contact avec certaines personnes, etc.). Et c’est certainement parce qu’il avait vocation à être temporaire (c’est-à-dire à ne durer qu’un temps et non à devenir la norme) qu’il a pu être accepté, puis prorogé à plusieurs reprises. Il n’est pas interdit de penser, en effet, que tel ou tel dispositif particulièrement restrictif des libertés peut être considéré comme acceptable pour un-e parlementaire ou un juge en tant qu’il ressortit d’un état d’exception sans que cela implique jugement sur son acceptabilité en général. L’hypothèse est d’autant plus forte qu’il faut bien savoir que la plupart des mesures aujourd’hui contenues dans la loi du 3 avril 1955 y ont été insérées sans véritable débat, dans la précipitation et sans intervention a priori du juge constitutionnel. Est-ce vraiment cette qualité de législation là que le gouvernement souhaite stabiliser dans le droit commun ?

L’expérience montre toutefois qu’il ne faut pas accorder une grande confiance aux capacités de résistance du Conseil constitutionnel face à ce type d’évolutions du droit dans un contexte d’attentats et d’enjeux politiques et sécuritaires pour le gouvernement en place. En outre, il va falloir attendre que se présentent des cas individuels devant des juridictions pour qu’une QPC puisse être déposée contre la loi qui sera adoptée d’ici novembre.

En attendant, seule la mobilisation massive de la société civile peut empêcher l’installation de la logique de l’état d’urgence même sans état d’urgence…

 

 

1. V. aussi J.-L. Halpérin, E. Millard, S. Hennette-Vauchez (dir.), L’état d’urgence : de l’exception à la banalisation, Presses de l’Université Paris Nanterre, 2017.
2. Pour une démonstration récente de notre part, v., à paraître, Harry Potter au Palais royal ? La lutte contre le terrorisme comme cape d’invisibilité de l’état d’urgence et la transformation de l’office du juge administratif, Cahiers de la justice, 2017/2.
3. Amnesty international, Un droit, pas une menace. Restrictions disproportionnées à la liberté de réunion pacifique sous couvert de l’état d’urgence en France, Rapport, mai 2017.
4. V. les plaidoiries de Kempf, Pascual et pour la LDH, Sureau et la censure prononcée, avec report des effets au 15 juillet 2017, c’est-à-dire à la fin de l’état d’urgence, Décision n° 2017-635 QPC du 9 juin 2017, M. Émile L. [Interdiction de séjour dans le cadre de l’état d’urgence], validant ainsi les centaines d’interdictions de séjour prononcées durant l’actuel état d’urgence.
5. De manière symptomatique, alors même que Le Monde a publié la version transmise au Conseil d’État pour avis le texte a été entièrement élaboré par le ministère de l’intérieur en marginalisant le ministère de la Justice https://www.mediapart.fr/journal/france/070617/etat-d-urgence-le-gouvern...
6. On fera remarquer que bien des Eglises et religions reposent sur des idées provoquant à la discrimination, notamment entre les hommes et les femmes ou selon l’orientation sexuelle.
7. Pour le détail, v. M. Rees, les explications « Ligne par ligne, l’avant-projet de loi sur l’état d’urgence permanent ».