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CPI : Jean-Pierre Bemba, chronique d’un acquittement surprise

L’acquittement par la Cour pénale internationale (CPI) de l’ancien vice-président de la République démocratique du Congo (RDC) Jean-Pierre Bemba, le 8 juin 2018, a declenché une avalanche d’analyses et de commentaires. Retour sur une décision qui n’a pas fini de faire parler d’elle.

par Maxence Peniguetle 22 juin 2018

« Ce verdict – qui repose principalement sur le fait que Jean-Pierre Bemba n’était pas présent à Bangui au moment des faits et aurait agi contre ces crimes – et une insulte aux milliers de victimes de l’armée qu’il a équipée, dirigée et envoyée semer la désolation en Centrafrique », estimait après l’acquittement Karine Bonneau, directrice du bureau justice internationale de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH).

Jean-Pierre Bemba avait été condamné le 21 mars 2016 de crimes de guerre (meurtre, viol) et de crimes contre l’humanité (meurtre, viol et pillages) par les juges de la CPI, en application de l’article 28 du statut de Rome sur la responsabilité des chefs militaires et autres supérieurs hiérarchiques. Un mois plus tard, la peine était rendue : 18 ans d’emprisonnement. Pour la chambre de première instance III, l’ancien vice-président congolais avait connaissance des exactions commises par ses troupes envoyées en Centrafrique soutenir le président Ange-Félix Patassé, et n’avait pas pris « toutes les mesures nécessaires et raisonnables qui étaient en son pouvoir pour en empêcher ou en réprimer l’exécution ou pour en référer aux autorités compétentes aux fins d’enquête et de poursuites (art. 28). »

Une bien difficile décision en appel

« J’aimerais souligner à ce stade que la chambre d’appel s’est efforcée de statuer à l’unanimité, mais n’a pas été en mesure de le faire, expliquait, le 8 juin dernier, la juge présidente de la chambre d’appel de la CPI, Christine Van den Wyngaert, lors de l’acquittement en audience publique de Jean-Pierre Bemba. Les arrêts rendus à la majorité sont chose commune devant de nombreuses juridictions nationales et, assurément, devant les juridictions internationales qui réunissent des juges issus de différentes traditions juridiques pour trancher des questions de fait et de droit bien souvent inédites et complexes. »

Une explication qui souligne la sensibilité d’une décision rendue par trois juges sur cinq que compte la chambre d’appel. Pour cette majorité, comme le note le site internet de la CPI, la chambre de première instance III a commis des erreurs à deux égards importants. « Elle avait condamné à tort M. Bemba pour des actes criminels spécifiques qui étaient en dehors de la portée des charges telles que confirmées », et sur « la question de savoir si Jean‑Pierre Bemba avait pris toutes les mesures nécessaires et raisonnables pour empêcher, réprimer ou punir la commission par ses subordonnés des autres crimes relevant de l’affaire, la Chambre de première instance a commis un certain nombre d’erreurs graves. »

Une décision d’un autre temps

Cet acquittement a d’abord été très dur pour les victimes et leurs proches. « C’est une désolation, confie le frère d’une victime, dans une vidéo publiée sur le Monde Afrique. La justice internationale a faussé ses engagements. » Un autre homme parle de sa fille qui s’est fait violer parce qu’elle n’a pas pu s’enfuir. La Fédération internationale des droits de l’homme, très active dans le dossier Bemba en défense des victimes, a, on l’a vu, dénoncé sévèrement cette décision d’acquittement.

D’autres observateurs ont été surpris. « Après tout, huit des onze juges [chambre préliminaire, d’instance et d’appel] de la CPI qui ont travaillé dans cette affaire ont conclu que les seuils de preuve rigoureux de la CPI avaient été respectés, que l’affaire pouvait aller de l’avant et cinq des huit juges se sont mis d’accord pour dire que Bemba est coupable en dehors de tout doute raisonnable », écrit Leila N. Sadat, professeure de droit pénal international. Un point important qu’elle développe concerne la location géographique de Jean-Pierre Bemba par rapport à ces troupes. Pour elle, en accordant du crédit aux limites auxquelles l’accusé aurait dû faire face dans ses enquêtes et ses poursuites au sein de ses forces, la majorité semble non seulement « abriter M. Bemba », mais sert aussi « les intérêts de tout État, organisation régionale ou même groupe rebelle dont les forces traversent les frontières. »

Et elle ajoute : « On pourrait soutenir qu’un commandant dans ces circonstances devrait être tenu de faire preuve d’une diligence et d’une supervision encore plus rigoureuses en raison des risques encourus et du fait que la plupart des commandants modernes ont un accès presque immédiat à leurs forces par téléphone cellulaire et satellite. »

Un autre argument concernant l’article 28 du statut de Rome est défendu par la chercheuse en droit international Diane Marie Amann. Cet acquittement, en déchargeant Bemba de ses responsabilités, laisse la possibilité de parler de crimes qui se sont commis « eux-mêmes » – puisque la mission de la CPI n’est pas de poursuivre la « myriade de combattants qui agissent en violation du droit international », mais de juger « les personnes qui en amènent d’autres » à la commission de crimes.

L’accusation mise en cause

Les juges Morrison et Van den Wyngaert (majoritaires) ont expliqué dans une opinion séparée que si la procureure avait porté des accusations différentes ou trouvé des preuves plus solides, il aurait été possible de juger coupable Jean-Pierre Bemba. Un argument repris par Janet Anderson sur l’International Justice Tribune, mais spécifiquement pointé en direction d’un vieux fantôme de la Cour : son premier procureur, Luis Moreno Ocampo – par ailleurs objet de critiques extérieures à cette affaire, concernant une éventuelle protection de potentiels suspects de crimes internationaux en Libye, un possible soutien à son ancien accusé kényan Uhuru Kenyatta…

« L’enquête Bemba appartient fermement à l’époque pré-Bensouda [l’actuelle procureure, NDLR] », écrit la journaliste. En dressant un parallèle avec les enquêtes dans les affaires congolaises, elle montre les faiblesses de l’accusation dans la situation centrafricaine. D’abord, sur les cibles de Luis Moreno Ocampo – souvent, les suspects n’étaient pas les plus responsables ou leur arrestation apparaissait comme un mélange d’opportunisme et d’opérations de communication. Ensuite, en parlant d’enquêtes trop courtes s’appuyant sur le gouvernement congolais et la mission de l’ONU sur place, plutôt que sur des témoignages de victimes.

Sur la Centrafrique directement, Janet Anderson cite Sylvie Panika, rédactrice en chef de Radio Ndeke-Luka à Bangui qui expliquait en 2010 : « Bemba n’est pas venu seul en RCA. Sans ces personnes [le président Patassé et l’ancien président Bozizé], je ne vois pas comment le procès Bemba peut être tenu. Bemba est susceptible de dire que ces gens l’ont appelé. Ils devraient être présents au procès afin de donner des réponses aux questions de la CPI et des Centrafricains ».

Retour aux règles du jeu

L’un des avocats de l’ancien suspect, Peter Haynes QC, s’est exprimé dans les colonnes de Justice Hub après l’acquittement. Pour lui, il faudrait revenir aux règles du jeu. « Vous pouvez gagner un match de football 3-2, explique-t-il, vous gagnez quand même (…). Je pense que c’est très mal que les gens jouent là-dessus. Ce sont les règles du jeu. C’est pourquoi il y a cinq juges. » Et de continuer : « Il y a des opinions dissidentes que les gens peuvent lire et ils peuvent compter sur elles. Il se peut fort bien qu’elles forment la jurisprudence à l’avenir. Il se peut que les gens préfèrent les opinions de ces deux juges aux trois autres, mais cela n’en change pas la conséquence. Cette conséquence est un acquittement. Les gens doivent respecter cela. »

Une sortie qui anticipait une réaction de la procureure, Fatou Bensouda, face à cette décision à 3 contre 2. Dans un texte publié sur le site de CPI, elle revient sur la dissidence des deux juges, en précisant toutefois du bout des lignes qu’en sa qualité de procureure et de fonctionnaire de la Cour, elle se doit de « respecter cette décision et son irrévocabilité ». Une déclaration qui lui aura valu une réponse publique du président de l’institution internationale (et juge majoritaire dans l’acquittement), Chile Eboe-Osuji.

Si ces déclarations et analyses sont importantes pour l’avenir du droit pénal international, elles n’ont que peu d’intérêt pour les victimes des crimes commis par les forces de Jean-Pierre Bemba. Et même si, comme le rappelle à juste titre la juriste Clara Gérard-Rodriguez, la CPI n’est pas une Commission de vérité ou un fonds de réparation pour les victimes, elle n’en reste pas moins un instrument de justice transitionnelle.

On peut donc se réjouir de l’annonce du Fonds au profit des victimes de la CPI, qui allouera malgré l’acquittement un million d’euros pour le futur programme d’assistance en Centrafrique – et qui appelle États parties au statut de Rome et donateurs privés à contribuer à ce programme. Le message pour les victimes est le suivant : « Vous n’êtes pas oubliées. Les préjudices que vous avez subis sont reconnus et appellent de toute urgence une réponse significative. »